Les perceptions et pratiques liées à la bilharziose dans la sous-préfecture de Torrock (Tchad)

Auteurs : Oumar Abdelbanat (1), Didier Lalaye (2) et Mirjam de Bruijn (3)

Résumé de l’article

Cet article vise à comprendre et documenter les perceptions et pratiques liées à la bilharziose/schistosomiase, une maladie tropicale négligée sévissant à Torrock, une zone rurale située au sud du Tchad. En général, si du point de vue biomédical une maladie est définie comme un état physiologique ou psychologique dans lequel la santé et le bon fonctionnement sont affectés, l’anthropologie précise que chaque communauté humaine a sa propre manière de concevoir et de soigner le mal (Retel Laurentin, 1987). La maladie surpasse donc le dysfonctionnement biologique d’une seule personne pour être en même temps un évènement ou un malheur vécu par des peuples, qu’il s’agit de prévenir ou de réparer. La bilharziose est perçue comme un phénomène perturbateur de l’ordre social, impliquant de la part de la population, en même temps une certaine interprétation et des comportements influencés par des facteurs socioculturels. Ainsi, les Moundang, groupe ethnolinguistique majoritaire vivant à Torrock, traduisent la bilharziose en leur langue sous le vocable te tchum syii, c’est-à-dire l’urine rouge due à l’hématurie. La schistosomiase est appréhendée non pas directement par ses causes, mais par ses conséquences somatiques et violentes sur le corps humain. Les causes populaires de cette maladie sont expliquées par la chaleur du soleil et les eaux sales. On constate ainsi une imbrication des perceptions populaires et du savoir biomédical. L’analyse des trajectoires thérapeutiques des malades, montre une préférence aux plantes thérapeutiques (très appréciées localement), par rapport aux centres de santé, même si la plupart des malades font recours à la médecine dite savante en cas d’aggravation de leur souffrance.

Summary

This article aims to understand and analyse perceptions and social practices related to schistosomiasis in Torrock, a rural zone localised in southern Chad. Generally, biomedicine define this pathologie as a physiological or psychological state in which health is affected. Therefore anthropology argue that every human community has its own way of perceptions and treating disease (Retel Laurentin, 1987). The disease overcome dysfonction of a single person become at the an event or a misforune lived by peoples that it is a matter to prevent or repairing. Thus bilharzia is not only a parasistic disease by schistosomia haematebium, but it is mainly perceived like a disruptive phenomenon of the social order involving by peoples, at hte same time interpretation and behavior influenced by sociocultural factors. Thus, Moundang an ethnolinguistic group living in Torrock, translate schistosomiasis under the word « te tchum syii », meaning « red urine », due to the red color of the patient’s urine caused by hematuria. This pathology is understood not directly by its causes, but over its somatic and violent effects on the human organism. Therefore, the popular causes of this disease are explained by heat of sun and dirty water. Thus popular perceptions and biomedical knowledge are interwined. Analysis of therapeutic trajectories of patients, shows a preference for the therapeutic roots, compared to the health centers, even if most patients come to the health care center when their suffering is aggraved.

Introduction 

Toute maladie dans la société est un fait qui implique des représentations diverses de la part des acteurs sociaux, il faut donc qu’elle ait un sens pour que les hommes puissent espérer la maîtriser (Augé et Herzlich, 1994 : (9). Ainsi, la perception de la bilharziose par la population de Torrock, est un ensemble des représentations sociales apprises et transmises par les différents membres de ce groupe à leurs progénitures et qui se traduisent par des faits, des gestes et des comportements. C’est pourquoi, Sperber (1989 : 134) souligne que « les représentations qui sont ainsi distribuées dans un groupe social et l’habitent de façon durable sont des représentations culturelles. Les représentations culturelles ainsi conçues sont un sous-ensemble aux contours flous de l’ensemble des représentations mentales et publiques qui habitent un groupe social. 

De ce fait cet article s’inscrit dans une approche holiste et se fonde sur le fait que les rapports sociaux sont influencés par l’environnement, la culture, la position sociale… Il s’agit d’analyser et placer les discours des différents acteurs stratégiques à savoir les malades, les soignants, les patients, les adultes et les enfants dans leurs contextes car ces discours peuvent être influencés par le milieu socioculturel. Comme le note Herzlich (1994 : 202), « à travers nos conceptions de la maladie, nous parlons en fait d’autre chose : de la société et de notre rapport à elle. Parce qu’elle exige interprétation, la maladie devient donc support de sens, signifiant dont le signifié est le rapport de l’individu à l’ordre social ». 

La bilharziose est une maladie parasitaire sévissant en zone tropicale. Elle est considérée comme étant la deuxième endémie mondiale après le paludisme. C’est pourquoi, Aubry et Gaüzère, (2017 : 1) souligne qu’à travers le monde, « 230 millions de personnes dans 52 pays ont besoin d’un traitement annuel. 80 à 90% d’entre elles vivent en Afrique. Près de 800 millions de personnes sont exposées au risque d’infection. Les schistosomiases4 sont responsables de 800 000 décès par an». En 2016 au Tchad environ 2, 07 millions d’enfants d’âge scolaire ont besoin de traitement (Uniting to Combat NTDs, 2016). Cette épidémie représente un groupe de maladies dues à des parasites qui appartiennent tous au genre schistosoma5, causées par les larves de la bilharziose qui affectent le foie, la vessie, l’intestin, les poumons et les vaisseaux sanguins de l’homme. Nous nous intéressons particulièrement à la perception de la bilharziose urinaire dans la localité de Torrock. 

Torrock, est une sous-préfecture située au sud du Tchad dans la région du Mayo-Kebbi Ouest. Selon le recensement général de la population de 2009, la population de Torrock est estimée à 49 981 habitants dont 23447 hommes et 26 534 femmes (INSEED, 2012 : 12). C’est une zone d’agriculture, de pêche et d’élevage qui n’échappe pas à cette maladie hydrique. Dans cette zone, le système sanitaire demeure encore à l’état rudimentaire car, bien que le Centre de Santé de Torrock soit érigé en district en janvier 2016, les cas de maladies graves sont toujours évacués à l’hôpital de Pala, une région voisine dont la structure sanitaire est mieux équipée. Par exemple, il ressort d’une étude sur la prévalence de la bilharziose à Torrock (Lalaye et al., 2019 : 4), qu’en une année, sur un échantillon de 1875 enfants enquêtés, 467 cas (24,9/%) sont examinés positifs à la bilharziose urinaire. Le taux total des infections s’élève approximativement à 25% pour chaque groupe d’âge, avec un taux d’infection pour les sexes masculins et féminin respectivement de 34% et 14%. 

La première phase de cette recherche est menée entre mars et avril 2016 à Torrock, auprès des informateurs clés constitués des malades, du personnel de santé, des guérisseurs et des adultes. La deuxième phase a consisté à recontacter certains informateurs ressortissant de Torrock, (4) venus habiter à N’Djamena en septembre 2018. Principalement cette recherche s’est intéressée à la population du village de Torrock, sédentaire et vivant presqu’exclusivement de l’agriculture, de l’élevage et du commerce. Mais, à l’instar des autres groupes ethniques minoritaires6 vivant à Torrock, cette étude s’est bien plus focalisée au groupe de la population majoritaire qui s’identifie avec l’ethnicité moundang. Dans la logique d’une approche anthropologique, cet article se propose de comprendre comment les moundang de Torrock expliquent la cause de la bilharziose urinaire et comment se comporte-t-elle face à cette pathologie ? 

Cette réflexion propose de décrire et expliquer le sens commun de cette maladie chez les moundang de Torrock ; ensuite de souligner leurs opinions sur les différentes causes, les modes de transmission et leurs attitudes face à cette pathologie. 

 

Figure 1: localisation de la sous-préfecture de Torrock dans le Mayo Kebbi Ouest, © Lalaye et al., (2019 :3) 

Le sens commun de la bilharziose chez les moundang 

Les moundang interprètent la bilharziose en leur langue sous le vocable te tchum syii, c’est-à-dire littéralement « l’urine rouge ». La bilharziose est communément identifiée et décrite par la couleur rouge de l’urine du malade qui se manifeste dans l’écoulement des gouttes de sang après l’urine et/ou les douleurs ressenties par le malade pendant et après l’urine au bas ventre et à la vessie. Cette pathologie est appréhendée non pas directement par ses causes, mais par ses conséquences (symptômes) somatiques et violentes sur le corps humain, d’où son identification en rapport avec l’urine prenant une couleur rouge anormale qui fait allusion au sang. Un élève du lycée de Torrock décrit les manifestations de cette pathologie : (5) 

« C’est depuis cinq ans que je souffre de ça. (…) Quand j’urine là, c’est pas le sang mais c’est très rouge… » (Focus group avec les élèves, Torrock, 18/03/2016) 

Un étudiant corrobore les propos de l’élève en expliquant le processus courant de manifestation des symptômes, d’identification et de la confirmation de la maladie par l’entourage du malade 

« Concernant la bilharziose, premièrement, on sent à partir de la douleur de l’urine. Quand la couleur est rouge et quand on sent la fatigue au niveau des reins. J’étais atteint par ça (…) Premièrement la couleur de mon urine, deuxièmement j’ai mal au niveau des reins de deux cotés et troisièmement je me sens fatigué partout (…) Comme ça là, on dit on va constater ton urine là pour voir (…) Si on constate que c’est rouge, on dit que c’est ça (la bilharziose)… » (Un ressortissant de Torrock, N’Djamena, 12/09/2018) 

Cette définition physiologique est fondée sur des faits récurrents qui se manifestent par les mêmes signes reconnus par l’entourage familial. Ces symptômes de la bilharziose découlent d’une histoire vécue par les ascendants. Ces derniers l’ont identifiée comme une anomalie qui affecte le malade, l’empêchant ainsi de vaquer à ses occupations quotidiennes. Ces représentations sont transmises de génération en génération. 

Une telle appréhension de la bilharziose urinaire à partir de la couleur rouge de l’urine est aussi constatée au Mali où la population dogon identifie cette pathologie par le vocable mogo banu, c’est-à-dire « mogo rouge » du fait de l’apparence sanguinolent de l’urine du malade. Cependant chez d’autres populations dogons telles que les Dogolu, « le mogo rouge » n’est pas perçu comme une maladie mais un signe de fertilité de l’enfant. Pour elles un jeune garçon qui n’est pas « affecté » pourrait être stérile. L’urine rouge est alors assimilée aux « menstrues des hommes » (Tinta, 1999 : 7). L’allusion à la bilharziose à partir de la douleur de l’urine est aussi courante à Korhogo en Côte d’Ivoire où les termes « sonfichichan » and « firmaning » signifient douleurs urinaires et « sonfichichan » se réfère aux douleur pendant l’urine (Koffi et al., 2018 : 4). 

Etiologie de la schistosomiase urinaire dans la sous-préfecture de Torrock 

A partir de son identification courante, les causes évoquées aussi bien par les guérisseurs, les malades, les adultes et les élèves pour expliquer la pathologie, sont liées au soleil, à l’eau sale et à la nourriture polluée. 

Le soleil : cause populaire de la bilharziose 

A Torrock la principale cause de la bilharziose expliquée par une grande partie de la population locale est liée au soleil. Selon cette dernière, c’est le fait de marcher ou de travailler pendant longtemps au soleil qui provoque la bilharziose. L’intensité de la chaleur du soleil est capable de causer des douleurs et/ou des gouttes de sang pendant/après l’urine. Les signes avant-coureurs de cette maladie sont considérés à ce stade comme étant moins graves, car guérissable. Ces signes sont beaucoup plus fréquents chez les enfants entre mars et mai, une période de canicule. Le soleil (« comme ») qui exerce une violence sur le corps par ses rayons incandescents est le premier facteur qui provoque ce mal. Cette approche causale est la plus populaire à Torrock. C’est pourquoi, si on déconseille souvent les enfants de marcher au soleil sous peine d’être malade, on leur conseille au contraire de boire beaucoup d’eau après ou avant de marcher au soleil. Plusieurs malades (ou anciens malades) rencontrés témoignent de leur expérience douloureuse après avoir marché ou travaillé longtemps au soleil. C’est le cas de cette femme au foyer quarantenaire, mère de sept enfants et habitant au Canton Gouaye-Goudoum qui affirme : (6)

« Parfois, tu promènes sous le soleil là ; tu es là, si le soleil te frappe beaucoup, tu n’arrives même pas à pisser. Tu pisses même par la force (…) (7)» (entretien avec une femme, Gouaye-Goudoum, 19/03/2016) 

Un autre adulte témoigne aussi de son expérience douloureuse pendant sa convalescence. 

« Je souffrais de la bilharziose quand j’avais 17 ans, c’était en 1993. J’urine du sang, jusqu’à du sang coagulé et j’ai mal au ventre. Je marche un peu mais quand le soleil brule, je me couche à la maison. Je n’ai pas d’appétit. Je ne fais pas les travaux de champ et arroser le jardin (…) (8) » (un adulte ressortissant de Torrock, N’Djamena, 13/09/2018) 

Il apparait donc clairement que selon ces informateurs, dont les arguments sont fondés sur leurs propres vécus, le soleil est un élément déclencheur de la bilharziose urinaire. Cela est lié au contexte environnemental. Car, en saison sèche la température au soleil monte jusqu’à plus de 40°c. Le corps déshydraté a constamment besoin de l’eau, mais cette ressource est aussi difficile à trouver pendant cette période où la nappe phréatique se raréfie. La perception générale de la population admet que les enfants et parfois les femmes sont les principales victimes de cette pathologie puisque non seulement ils sont faibles, mais ces derniers ont l’habitude de travailler, marcher, s’amuser, paître les troupeaux ou chercher de l’eau et du fagot sous le soleil ardent. Perçue comme étant moins grave à ses débuts, elle peut être facilement soignée si l’on se traite par les racines9 appropriées. 

Dans cette perspective en Mauritanie, les Maures croient aussi que la bilharziose est causée par les rayons solaires ou la marche sur le sable incandescent (Koffi et al. ibid) 

Le contact avec l’eau sale 

Selon la deuxième cause partagée par la population locale, les individus sont malades parce qu’ils sont en contact avec l’eau de pluie, des mares ou des fleuves. Car ces eaux sales provoquent la schistosomiase. A noter que pendant la saison des pluies, Torrock traversée par des fleuves et des flaques d’eaux. L’eau potable est rare et la population constituée majoritairement des agriculteurs est en contacte permanente avec ces eaux polluées. Cette perception est récente et influencée par le discours biomédical. Elle est le plus souvent remarquée chez certains élèves, parents et même certains guérisseurs en contact avec les messages sanitaires. Dans deux entretiens réalisés, respectivement avec un élève en classe de seconde du lycée de Torrock et un vieux père de famille, l’on peut comprendre clairement comment ces derniers expliquent avec leurs propres mots les causes de la bilharziose. 

  1. – « Tu vois quand y’a de l’eau sale n’est-ce pas quand tu laves là, y’a de choses qu’on appelle quoi (les vers là même). Ça aussi ça attaque aussi. Je suis avec nos docteurs là ; il dit que quand vous voulez vous laver là, il faut que tu laves avec de culottes, ne lave pas sans culotte quoi, dans l’eau de marre là. » (un élève, Torrock le 22/03/2016) 
  2. – « Dans la plupart des cas, ça se contamine en buvant l’eau des mares et fleuves. Si tu prends l’oeuf dans ton organisme, ça reste dans la vessie et c’est ça-là qui cause beaucoup de problèmes (…) celui causé par le soleil, ça ne dérange pas beaucoup ; le fort là c’est ce que tu trouves dans l’eau là. » (un père de famille, Torrock le 26/03/2016) 

La bilharziose contractée en saison des pluies (généralement de juin jusqu’à septembre) est perçue par la plupart des gens comme la plus dangereuse par rapport à celle contractée pendant la période de chaleur constatée le plus souvent chez les enfants. On constate donc que le lien de la bilharziose avec l’eau sale est de plus en plus récent, car fortement influencé par le contact avec les agents de santé et les sensibilisations sanitaires. La perception de la cause de la bilharziose à partir des éléments naturels se retrouve aussi dans d’autres contextes africains. Une étude réalisée en zone périurbaine du Mali (Sangho et al., 2002 : 293), souligne qu’au moins 40% des parents et élèves reconnaissent que la baignade au fleuve est le principal mode de contamination de la bilharziose. De même selon Koffi et al., (2018 : 5), les Sénoufo de la Cote d’Ivoire pensent que cette pathologie est causée par plusieurs facteurs parmi lesquels : l’enjambement de l’urine des chèvres ou des chiens, la consommation de l’eau impropre ou les baignades dans les eaux sales, l’usage des toilette infectes alors qu’à Kaédi en Mauritanie deux causes de la schistosomiase sont citées : le contact avec l’eau dans l’accomplissement de certaines tâches et la consommation de l’eau impropre ou de l’eau chauffée par le soleil. Ces différentes causes citées en rapport avec l’eau sale sont aussi courantes en Ouganda (Sanya et al., 2017 :7) 

Perception locale de la forme non-aggravée et aggravée de la schistosomiase 

Selon une interprétation partagée par les parents et les guérisseurs, il existe un rapport entre la première forme de bilharziose contractée pendant la période de chaleur et la deuxième forme contractée pendant la saison des pluies. Par conséquent, selon ces derniers lorsque la première forme n’a pas été soignée ou mal soignée, ses germes se multiplient et se gangrènent pour devenir de plus en plus dangereuse pendant la saison des pluies. Dans ce cas, quelque fois la deuxième forme de la bilharziose (pendant la saison des pluies), n’est que l’aggravation de la première. Sa complication en période pluvieuse est même mortelle pour les malades. A ce titre, un vieux guérisseur explique: 

« Quand ça (bilharziose) commence à partir de la saison des pluies,, là c’est lorsque le germe s’est déjà coagulé en saison sèche et arrivé au mois d’août-septembre, là ça se recommence et là ça cherche maintenant à te tuer, parce que tu n’as pas pris les racines à temps et tu n’as pas suivi les prescriptions. (…) Si le germe ne s’est pas coagulé en saison sèche, tu vas vivre avec ça et ce n’est pas dangereux ; mais quand ça se coagule, ça se dégénère en saison des pluies et là ça tue beaucoup plus les gens. (10)» (Entretien avec un guérisseur, Torrock, 27/07/2019) 

Il ressort de ces explications, que la bilharziose contractée en saison sèche, peut être facilement soignée lorsque le malade respecte les soins traditionnels parce qu’elle est encore à ses débuts. Cependant, en cas de sa négligence (non traitement ou non-respect des prescriptions du guérisseur), elle peut s’aggraver en saison des pluies et être mortelle pour ce dernier. Une telle perception de l’aggravation de ce mal par l’écoulement du temps est aussi courante chez certaines populations dogons du Mali, les dogolu qui pensent que lorsque le malade n’est pas guéris jusqu’à plus de 20 ans, la bilharziose devient anormale (Tinta, 1999 : 7). D’où la quête d’une bonne médication par peur que « le « mogo rouge » n’évolue vers une autre forme plus grave, le « mogo blanc » (mogo pilu) qui évoque les symptômes de la gonococcie. » selon Tinta (ibid), les Banbara de l’Office du Niger distinguent aussi deux formes pathologiques liées à la bilharziose : la 1ère appelée « grosin » est perçu comme étant normale car c’est un signe de virginité de l’enfant alors que la 2ème forme dite « damajalan » (bois sec) n’attaque que les adultes. Cette dernière est jugée grave et honteuse puisqu’elle connote une infidélité dans le couple. Cependant, en Côte d’Ivoire certaines personnes distinguent une forme naturelle et mystique de la bilharziose (Koffi et al. 2018 : 9). 

Perception des modes de contamination de la bilharziose urinaire 

Les rapports sexuels : principal mode de contamination selon les adultes 

Selon les adultes et les guérisseurs traditionnels, la bilharziose se transmet d’une personne malade à une autre saine, lorsqu’elles ont un rapport sexuel (non protégé) et qu’ils sont du même groupe sanguin. Elle est donc transmissible par voie sexuelle. Un adulte rencontré au marché de Torrock. Exprime son point de vue dans ce sens. 

« (…) C’est une maladie contagieuse qui se contracte avec les relations sexuelles» (Focus group avec des adultes, Torrock, 28/03/2016) 

La bilharziose est donc localement assimilée à une infection sexuellement transmise (IST) car, elle attaque les parties génitales les rendant douloureuses pendant et après l’urine ou les rapports sexuels. Par conséquent, une telle perception entraine de la part des personnes une attitude préventive en rapport avec les IST, telle que l’abstinence lorsque dans le couple, l’homme est informée que l’état pathologique de sa femme liée à la bilharziose. A cause de cette méfiance certaines femmes mariées n’informent pas leurs maris lorsqu’elles sont atteintes de cette maladie. A ce propos un jeune adulte souligne : 

« Il n’y a pas une honte, on le déclare même mais sauf que comme je disais pour l’instant, l’exception est faite pour les épouses à l’égard de leurs maris, dans la mesure où le mari aura du dégoût à faire des rapports sexuels avec elles (…) (car) une fois que le mari est au courant, il n’aura pas du gout à faire l’amour avec elle. Dans ce cas, certaines femmes ne le (la bilharziose) déclarent pas. Je n’ai pas dit toutes les femmes (…) (11)» (Entretien avec un adulte ressortissant de Torrock, N’Djamena, 12/09/2018). 

Cette connotation sexuelle de la bilharziose chez les adultes est aussi soulignée chez les bambaras de l’Office du Niger. Selon ces derniers la survenance de la bilharziose dans le couple suscite la honte car l’homme ou la femme est taxée d’infidèle (Tinta, ibid). 

Le contact avec l’urine du malade 

Selon la plupart des jeunes enfants et des adultes de Torrock, la transmission de la maladie peut se faire lorsqu’une personne saine saute par-dessus l’urine d’une personne atteinte de la bilharziose, la piétine ou la touche avec une partie de son corps. C’est ce qu’on peut comprendre à travers les propos de ce jeune élève. 

«(…) Si on sait que tel type est atteint de la bilharziose et il part pisser, il faut pas aller pisser là où il a pissé puisque les gouttes qu’il avait pissé là, si ça t’atteint, cela (la bilharziose) peut t’atteindre (te contaminer) ; dans cet aspect on peut déjà dire que c’est contagieux. » (Entretien avec un élève 28/03/2016) 

Dans l’étude menée par Koffi et al. (2018), il est également souligné que 22,1% d’individus à Kaédi en Mauritanie et 6,1% d’individus à Korhogo en Côte d’Ivoire pensent que le fait de marcher pied nu sur l’urine infecté pourrait transmettre la bilharziose. La majeure partie de ces populations soutient que la transmission de cette pathologie est liée à l’eau insalubre ; c’est le même constat souligné par Sanya et al. (2017 : 7-8) en Uganda. 9 

Itinéraires thérapeutiques des malades face à la bilharziose 

Le terme d’ « itinéraires thérapeutiques (12)» peut se définir comme étant les différentes étapes de quête de soins de santé suivis par le malade dans le processus de guérison. A ce titre Fassin (1992 : 114), souligne qu’ « en introduisant la notion d’ « itinéraires thérapeutiques », on restitue donc à la maladie sa dimension temporelle et complexe (recours successif à des systèmes médicaux différents) et on lui redonne sa signification de quête (étapes successives permettant d’accéder à la guérison)». Dans la sous-préfecture de Torrock deux types d’attitudes courantes sont adoptées par les malades sauf quelques rares exceptions : la préférence aux racines (ou feuilles, écorces) thérapeutiques et le recours tardif (ou secondaire) au centre de santé local. 

La préférence aux plantes thérapeutiques 

Lorsque les malades manifestent les premiers signes de la bilharziose (douleurs au bas ventre pendant l’urine, hématurie…), ils ont tendance à se soigner tout d’abord par les racines thérapeutiques (appelées communément sin pu c’est-à-dire les racines d’arbres), obtenues soit par le biais d’un parent ou d’un guérisseur et transmises de génération en génération. Selon les représentations collectives ces racines sont plus efficaces que le centre de santé. Dès lors, ces plantes médicinales sont davantage appréciées par la population locale du fait non seulement qu’ils sont facilement accessibles dans la nature, mais du fait que leurs secrets étant transmis par les ancêtres, on y croit fortement en leur pouvoir de guérison. Quant à la médecine savante, elle est encore perçue comme distante, voire difficilement accessible à cause de sa cherté. En cas de non-guérison du malade, les arguments justificatifs mettent en cause le non-respect des recommandations, le mauvais choix de la plante…Bien souvent, même si on fait recours à l’automédication et au centre de santé local, on n’abandonne pas la quête et la consommation de ces plantes médicinales. Un jeune malade raconte ainsi sa quête de guérison face à la schistosomiase. 

« Tu prends le gui du karité avec farine du mil rouge. Tu prends ça pendant trois fois, quatre fois-là tu vas te sentir mieux. Bon si tu continues là, ça va finir (…) avant là, lorsque j’urine là, c’est du sang qui coule. J’ai pris le gui du karité et ça été calmé. Jusque-là même, j’en ai encore rien même. A l’hôpital, ici à Torrock, je suis parti même à Balani là ça ne tient pas. C’est le père de ma mère j’allais dire, mon grand-père, il m’a montré ça, je fais avec ça. Ça (le gui du karité). Il m’a montré je suis allé faire ça là ; jusque-là j’en ai rien (…) » (Focus group avec des adultes, Torrock, 21/03/2016). 

En général ces plantes (écorces, feuilles, racines) sont coupées, séchées et pilées ; puis mélangée avec de la bouillie ou d’autres boissons et nourriture. Le malade les consomme au moins deux fois par jour. Les principales plantes thérapeutiques sont connues non seulement par les guérisseurs mais aussi par les malades, les adultes et les élèves (13). D’où l’existence d’une forme de démocratisation et de dialogue autour du savoir thérapeutique traditionnel lié à la bilharziose de sorte que le souffrant devenant lui-même acteur de sa guérison, est parfois capable de s’auto-administrer le traitement de la bilharziose ou encore de conseiller un malade d’utiliser telle racine plutôt qu’une autre. Cette communication constante entre les populations contribue à fortement forger la conviction des malades selon laquelle ce mal est efficacement guérissable par les racines. Et désormais, lorsqu’un ancien malade récidive, il s’en va lui-même en brousse cueillir les racines pour son traitement. Cette tendance à faire recours aux soins traditionnels est aussi remarquée à Korhogo en Côte d’Ivoire où selon Koffi et al. (op. cit) les populations locales soignent la forme naturelle de la bilharziose grâce à l’automédication, la 10 

coutume locale et les médicaments informels, alors que la forme mystique de la bilharziose est soignée par le recours aux guérisseurs traditionnels. 


Figure 2:
Empreinte humaine sur cette plante semi-aquatique dénommée « rale » en moundang utilisée pour soigner la bilharziose, ©Oumar Abdelbanat, 2016 : 11)

Figure 3: Empreinte humaine sur cet arbre dénommé en moundang « hê » utilisée pour soigner la bilharziose, © Oumar Abdelbanat, 2016 

Le recours tardif au centre de santé local 

Lorsque dans son itinéraire thérapeutique, le malade subit pendant plusieurs jours les atrocités de la bilharziose sans une amélioration de sa santé (malgré l’automédication et les soins traditionnels), il fait recours au Centre de Santé (14). Selon la perception générale de la population locale ce recours au centre sanitaire se justifie non pas à cause de l’inefficacité des plantes médicinales mais, à cause de l’incertitude liée au dosage, à la faiblesse de l’organisme du malade (Par exemple, il est déconseillé aux femmes enceintes de consommer certaines racines au risque d’avortement), et au non-respect des prescriptions. En cas de recours d’urgence au centre de santé il est constaté que le malade est affaibli. Le malade ou parfois sa famille a peur que la maladie s’aggrave pour entrainer sa mort. Malgré les discours accordant une préférence aux plantes médicinales, paradoxalement c’est le centre de santé local qu’on sollicite en cas de complication du mal. Une telle attitude est dominante dans un tel contexte rural où les populations pauvres et peu sensibilisées éprouvent de la peine à avoir accès au service sanitaire de base. Car selon ces dernières la bilharziose à ces débuts est assez moins grave pour nécessité des dépenses financières pour la prise en charge médicale alors que les plantes thérapeutiques sont accessibles gratuitement dans la nature (cf. figure 2 et 3). Un adulte cinquantenaire témoigne de la trajectoire thérapeutique de sa femme atteinte selon lui de la bilharziose en ces termes : 

« (…) Les racines de goufrrii et les racines d’épine de jujubier ensemble… quand elle a pris ça là, c’était encore normal. Quand je suis allé à Matata là… je reviens de Matata, ça ne passe pas. J’envoie alors mon enfant chez mon grand frère (chercher l’argent); il m’a répondu très vite. Je suis allé à l’hôpital hier. Dès qu’elle a été là, du matin jusqu’au soir, elle n’a rien senti ; jusqu’à la nuit, elle n’a rien senti. Trois heures du matin elle a dit que y’a quelque chose qui lui fait mal miam miam encore! Je lui sers deux comprimés, elle a avalé. Aujourd’hui elle est allée dire que hier là elle a passé la journée bon sans douleur, mais sinon c’est dans la nuit que elle a eu des douleurs qui allait revenir un peu. Maintenant ça se passe bien. » (Un homme, Maka, 29/03/2016). 

Cependant le recours tardif au service sanitaire pourrait dans certains cas être fatal aux malades lorsque l’aggravation de la pathologie est à sa phase terminale. Un homme se souvient avec amertume du décès de son neveu à la suite de la schistosomiase. 

« (…) Je me souviens aussi de l’enfant à ma tante qui avait 7 ans quand il était très malade de la bilharziose. Il habitait Mabassiackré (canton Gouin), c’était bien avant 2006. On lui donnait les racines (thérapeutiques) mais ça ne le guérit pas. Un jour, la nuit-là c’était grave. Il n’arrivait même pas à pisser. Quand il s’assit là, toute sa culotte est mouillée par le sang. On a cherché d’urgence un chauffeur du village là pour le conduire à l’hôpital, mais on l’a pas trouvé. Cette nuit-là, l’enfant pleurait beaucoup parce qu’il a mal. Puis il est mort, on ne pouvait rien faire. Je pense à ça là, ça me fait mal (…) (15)» (un adulte ressortissant de Torrock, N’Djamena, le 13/09/2018).

Figure 4: Des patients en attente d’une prise en charge à l’hôpital du district sanitaire de Torrock, © Oumar Abdelbanat, 2017 13 

Conclusion 

En somme, l’identification de la bilharziose par les moundang de Torrock à partir de ses signes extérieurs, lui confère en même temps un nom distinctif (te tchoum sii), une causalité (le soleil et le contact avec l’eau sale) et un ensemble de comportement curatif pour éradiquer le mal (la préférence aux plantes thérapeutiques et le recours tardifs aux structures sanitaires). Cela confirme les propos d’Augé (1986 : 87) selon les quels, « la nosologie en tout cas, telle qu’elle se présente dans les systèmes lignagers africains est donc simultanément une rhétorique et une sémantique, une syntaxe et une pratique ». Toutefois, ces perceptions et attitudes liées à la schistosomiase ne sont pas figées ; elles petit à petit façonnées par les rapports avec les actions de sensibilisation des agents de santé locaux. 

Bibliographie 

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1 Anthropologue, Chercheur Junior au Centre de Recherche en Anthropologie et Sciences Humaines (CRASH)- adresse : oumarabdelbanat@gmail.com

2 Médecin

3 Anthropologue, Professeur à l’Université de Leiden (Pays-Bas), Professeur associée à l’Université de N’Djamena – adresse : m.e.de.bruijn@hum.leidenuniv.nl

4 Bilharzioses

5 Ce sont des vers parasites plats en forme de feuilles et vivent dans l’organisme interne des mammifères. Exemple : la douve de foie

6 Les peuls, les toupouri, les gambaye…

7 Entretien du 19/03/2016 entre l’auteur, le traducteur et une mère au foyer, à Gouaygoudoum, 7km de Torrock.

8 Entretien du 13/09/2018

9 Ce terme renvoie aux racines d’arbres et bien plus précisément aux soins traditionnels en général.

10 Entretien du 27/03/2016, entre l’auteur et M. Rouzoumka, lors d’une visite à domicile, en présence de mon traducteur Goret Djoret.

11 Entretien du 12/09/2018

12 C’est ce que N. J. Chrisman (1977) appelle health-seeking process c’est-à-dire « processus de recherche de soins » (Fassin, 1992 : 114)

13 Sauf quelques exceptions pour certains qui affirment que c’est parce qu’ils étaient encore petits que leurs parents ne leur ont pas indiqué les noms de ces plantes, d’autres par oubli ou par ignorance

14 Le malade devenant de plus en plus faible est la proie de plusieurs pathologies ou encore son état s’aggrave pendant la nuit. Dans ces situations d’urgence, il faut essayer une autre forme de médecine « moderne » pour sauver le malade. 12

15 Entretien du 13/09/2018

 

 

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